Pour une anthropologie des matériaux de l’architecture

Table ronde « Pour une anthropologie des matériaux de l’architecture »
Festival de l’histoire de l’art, Fontainebleau, dimanche 31 mai, 15h-16h15
Château de Fontainebleau, Salle des Colonnes

Intervenants : Laurent Baridon, Valérie Nègre, Antoine Picon

 Si les arts concernés par l’histoire de l’art sont dits visuels parce que leurs productions doivent être regardées pour être perçues, la conception de ces mêmes œuvres, jusqu’à un passé récent, relève d’opérations qui mettent en jeu la matière. La prise en compte de la matérialité des arts visuels permettrait de reconsidérer quelques unes de nos plus anciennes certitudes théoriques. La tradition de la mimésis pourrait en être relativisée si l’on considère qu’en imitant la nature, les artistes transposent les formes d’une matière à l’autre – les nuages figés en pigments dilués sur une toile, la chair humaine éternisée dans le marbre du sculpteur, l’arbre pétrifié en colonne par l’architecte et le tailleur de pierre. La fascination exercée par les artefacts est due à cette opération magique qui tient aux métamorphoses des étiologies mythiques et aux transsubstantiations des rites sacrés, depuis les xoana de Dédale jusqu’aux viscosités hybrides de Matthew Barney en passant par l’imago des chrétiens.

L’histoire de l’architecture pourrait bénéficier d’un plus grand intérêt porté aux matériaux. Il ne s’agit pas de cantonner cette approche aux domaines de l’histoire des techniques et de la construction, mais d’utiliser leurs apports pour lancer des ponts avec d’autres champs relevant de considérations tant sociales qu’esthétiques. Cette approche des matériaux permet de lier les points de vue des concepteurs et des usagers – à la manière de l’anthropologie de l’espace – mais en y adjoignant ceux des techniciens, des inventeurs et des constructeurs. L’approche anthropologique réside dans la volonté de considérer les valeurs attachées aux matériaux par les hommes qui pensent, font et utilisent les édifices dans une société et une culture donnée. Il faut également comparer les traditions culturelles, étudier leurs spécificités historiques et suivre les cheminements de leurs éventuelles rencontres et enrichissements réciproques.

L’histoire du ciment puis du béton armé montre que ces matériaux ont pu incarner des projets sociaux et politiques autant que techniques et qu’esthétiques. Ses acteurs sont des inventeurs, des ingénieurs, des entrepreneurs, des architectes et des usagers. Elle révèle également que l’usage apparent du béton ne s’est imposé qu’au prix d’analogies avec la construction en terre, puis en pierre et en bois, avant de trouver des caractéristiques spécifiques. Ces analogies ont contribué à le faire accepter par les usagers, pourtant a priori rétifs car attachés aux nobles et positives valeurs de la pierre de taille ou à l’authenticité du bois. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le béton est devenu un matériau noble. L’usage qu’en fait Tadao Ando, par exemple, est révélateur d’un syncrétisme entre les symboliques sacrées attachées au bois et aux pierres dans la culture nippone et la modernité esthétique européenne.

L’approche anthropologique des matériaux présente également une dimension prospective. Il ne s’agit pas de sanctifier des matières censées incarner une authenticité due à leur caractère ancestral ou naturel. Les nouveaux matériaux issus de la chimie et de la physique depuis un siècle doivent être pris en compte pour comprendre en quoi leurs utilisations et leurs appropriations par les usagers dépendent nécessairement des relations lointainement fondées entre les hommes et les matières dont ils s’entourent, et en quoi leur invention peut contribuer à concevoir nos futurs abris, habitacles et environnements. Il s’agit de montrer que l’usage et la mise en œuvre des matériaux ne doit pas se borner à la production d’édifices dont les formes sculpturales et texturées réduisent l’architecture à de séduisants et photogéniques spectacles ; que les problématiques du numérique et du virtuel ne se réduisent pas au visuel mais qu’elles fondent de nouvelles écologies dans le lien des hommes aux matériaux.