La Colonne. Nouvelle histoire de la construction

Roberto Gargiani (dir.), La Colonne. Nouvelle histoire de la construction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008. 538 p., ill. NB.

Quelle spécificité l’histoire de la construction présente-t-elle par rapport à l’histoire, de l’art ou de l’architecture? Autrement dit, en quoi le recueil d’articles édité par Roberto Gargiani et le Laboratoire de théorie et d’histoire de l’architecture de l’Ecole polytechnique de Lausanne est bien, comme son titre l’annonce, le point de départ d’une « nouvelle histoire de la construction » ? Depuis le début des années 1990, les colloques et les associations d’historiens de la construction se sont multipliés ; en Italie d’abord, puis en Espagne et en Angleterre, et depuis 2003, à l’échelle internationale, par l’organisation régulière d’International Congress on Construction History (Madrid 2003, Cambridge 2006, Cottbus 2009). D’où une floraison d’articles destinés à situer l’histoire de la construction par rapport à d’autres domaines : Construction History : Between Technological and Cultural History (Antoine Picon, 2006)  ou What can Construction History Do ? (Werner Lorenz, 2006) pour ne citer que les plus récents. Mais cet effort de clarification a surtout produit des doutes salutaires. Sous l’appellation « histoire de la construction » cohabitent des définitions hétérogènes en grande partie liées à la multitude des approches et des disciplines : archéologie, anthropologie historique, histoire des techniques, histoire de l’art et de l’architecture, etc. Ce foisonnement de réflexion a permis de rappeler à quel point cette histoire était, plus que d’autres, sujette au détournement idéologique. Ses pères fondateurs (Eugène Viollet-le-Duc, Auguste Choisy, Gottfried Semper), architectes et ingénieurs pour la plupart cherchaient avant tout dans l’histoire des principes et des modèles destinés à instruire et renouveler les pratiques constructives de leur temps. C’est une histoire ouvertement marquée par les doctrines, les stratégies professionnelles et les intérêts économiques, longtemps, et jusqu’à aujourd’hui, dominée par des doctrines esthétiques et l’idée de progrès technique. Ses objets d’étude étaient (et sont encore) les matériaux et les procédés constructifs mis en œuvre par les constructeurs de premier plan, les savoirs physico-mathématiques appliqués à la construction, les grandes prouesses techniques.

Mais le recueil La Colonne. Nouvelle Histoire de la construction, ne s’étend pas réellement sur le vocable « nouvelle histoire ». Son ambition est de montrer comment l’étude des « éléments de l’architecture » considérés du point de vue technique, permet de renouveler les « analyses de l’architecture ». Reconnaissons que la colonne, longtemps au cœur des doctrines architecturales, et se faisant des approches historiennes, est un sujet bien choisi pour cela. Les premiers « technologues » de cette histoire ne sont pas les grandes figures habituelles : Serlio, Palladio ou Vignole, mais des savants (Louis Lagrange, Léonhard Euler, Petrus Van Musschenbroeck) hantés par le problème des relations qui unissent formes artificielles et forces naturelles. On suit avec intérêt l’édifiante « mathématisation » de la colonne qui évacue, dès l’âge classique, la question de la solidité « apparente » des supports, pour ne s’intéresser qu’à leur solidité « réelle ». Cette conception de la forme, vue comme une réponse technique et expressive de la « structure », courante, comme on le sait, au XXe siècle, engendre de nouvelles colonnes qui sont autant des prises de positions esthétiques, tels les piliers-champignons (mushrom head ou dalle sans sommiers) de l’ingénieur Robert Maillard examinés dans le volume.

La vaste période couverte – de l’Antiquité aux temps contemporains – permet de montrer les transformations de la notion de colonne. Ainsi l’on assiste à la mutation, la déformation, la disparition, la réinterprétation, la transposition de l’élément : en pilier, poteau, pilotis, tube, conduit d’évacuation, colonne dématérialisée d’air et de lumière. Le thème de la colonne creuse conduit à examiner une collection d’éléments, depuis la colonne à escalier hélicoïdal en passant par la colonne conduit (de fumée, de ventilation, d’évacuation des eaux) jusqu’à la « colonne contenant des pièces » qui inspire si heureusement Louis Kahn (Centre judaïque de Trenton, 1954-1959) ou la colonne light well (Dacca, bâtiment de l’Assemblée nationale, 1962-1974), « inversion complète, selon Jacques Lucan, de la figure de la colonne » : l’élément n’étant plus un solide plein, mais un corps creux qui dispense la lumière. Ainsi chez Toyo Ito les colonnes sont-elles conçues « comme quelque chose qui se balance et danse dans l’eau exactement comme des algues » (Toyo Ito, 2G, International Architecture Review, 1997).

Les articles les plus stimulants sont ceux qui se risquent à formuler des hypothèses sur le sens de la technicité. Sans cela on s’en tient à une histoire essentiellement descriptive, malgré son haut niveau de précision et d’érudition. On lira par exemple avec intérêt l’article de Pierre Gros sur le galbe des colonnes introduit dès l’époque archaïque dans l’architecture grecque : esthétique de l’illusion visant à compenser les phénomènes d’irradiation et à maintenir l’image d’une parfaite cohérence modulaire ? ou préoccupations esthétiques liées à une conception « vitaliste » de l’architecture qui recherche l’effet d’un muscle bandé sous le poids de l’entablement ? Les colonnes libres, cruciformes et réfléchissantes de Mies van der Rohe soulèvent de nombreuses conjectures : sculptures, pièces de mobilier ajoutées, objets sans incidence spatiale ? Marco Pogacnik s’interroge, à propos de leur fonction sculpturale, sur l’intérêt que l’architecte portât aux travaux de Constantin Brancusi, Rudolf Belling, Alexander Archipenko et Naum Gabo. Bruno Reichlin montre « à quel point les idéologies architectoniques ont influé sur la connaissance visuelle et cognitive » de l’œuvre de cet architecte (et en particulier du pavillon de Barcelone) et examine la véracité, au regard du traitement des colonnes, des célèbres affirmations du maître : « Pour nous, il n’existe aucun problème de forme, uniquement de construction » ou plus conventionnel encore : « il nous importe précisément de libérer la construction de toute spéculation esthétique » (Revue G, Material zur elementaren Gestaltung, 1923).

Ce volume présente-t-il, en fin de compte, une « nouvelle histoire » de l’architecture ou de la construction ? Il illustre en tout cas, à n’en pas douter, une difficulté constitutive de l’histoire de la construction. Les approches changent en fonction des disciplines auxquelles se rattachent les auteurs. Certains essais s’intéressent essentiellement aux conditions technologiques et économiques à l’origine des artifices étudiés : nature des fûts et des piliers (monolithes, par tambours, en briques, métalliques, creux) ; assemblage et levage des pierres ; sciences des techniques de la colonne. Pour la période contemporaine, et pour le XXe siècle surtout, la colonne est principalement analysée du point de vue de l’emploi qu’en font les grandes figures de l’architecture (Karl Friedrich Schinkel, John Soane, Henri Labrouste, Eugène Viollet-le-Duc, Antoni Gaudi, Joze Plecnik, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, Auguste Perret, Giuseppe Terragni, Louis Khan, Alvaro Siza, Toyo Ito, Herzog et de Meuron). Les articles s’en tiennent alors, pour la plupart, à l’examen de facteurs esthétiques et technologiques. La diversité des approches fait ainsi éclater le sujet en une multitude de fragments. Ces approches fragmentaires ont au moins le mérite de ne pas restituer une histoire linéaire de la colonne et susciter des doutes propices à des discussions – ou des projets – à venir.

 
Valérie Nègre, Centre d’Histoire des techniques et de l’environnement (Cnam), Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris La-Villette
Paru dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 106, hiver 2008/2009, p. 120-122.