Réguler Buenos Aires au XVIIIe siècle

Claudia Murray, “The regulation of Buenos Aires’ Private Architecture during the late Eighteenth Century” in Architectural History. Journal of the Society of Architectural Historians of Great Britain, vol. 51, 2008, p. 137-160.

Qui prétend que les recherches sur le droit en histoire de la construction soient délaissées et rarement renouvelées ? Si nous sommes relativement peu à y travailler en France (cf séance précédente), il ne faut pas mésestimer ce champ de recherche à l’étranger. Claudia Murray, chercheur à la School of Real Estate and Planning (Ecole d’immobilier et d’urbanisme) de l’Université de Reading/Henley a publié un article passionnant sur la réglementation de l’architecture privée de Buenos Aires à la fin du XVIIIe siècle.

Comme nous l’avions montré pour l’article de Susan Webster sur la construction de la ville de Quito (Equateur), c’est dans un contexte colonial que cette recherche est entreprise. Et en Amérique latine. La fin de la dynastie des Habsbourg en 1700 laisse l’empire espagnol en ruine. Le nouveau siècle voit arriver celle des Bourbon qui promet une importante influence française. La restructuration économique de cette colonie qu’est l’Argentine et particulièrement sa capitale Buenos Aires a déjà donné lieu à de multiples recherches1. Cet article entend dans ce contexte culturel retracer comment l’urbanisme et à travers elle la construction a été l’objet de grandes réformes qui, au-delà des volontés esthétiques purement architecturales, n’avait d’autres buts que de contrôler la population locale constituée de citoyens « porteños » qui ont très vite compris dans ces réformes leur propres intérêts en constituant des gains inespérés en matière d’habitat.

Une nouvelle administration s’est installée avec les Bourbons enclenchant des réformes de toute nature : la marine déterminante pour le commerce transatlantique, une réorganisation des bureaux administratifs autour de structures importées de France : création d’intendances au service de la vice-royauté, dont celle à partir de 1778 dénommé Superintendente de Real Hacienda = Superintendant of the Royal Estate, autrement dit la surintendance des bâtiments royaux en charge de l’administration économique et donc des questions de propriété terrienne et de la construction sur celles-ci. Et c’est par ordonnance du 28 janvier 1782 que Buenos Aires est rattachée à une telle nouvelle administration. Cette surintendance régit en quelque sorte la police urbaine (qui formerait un pléonasme si l’on fait référence à la polis grecque), bref à ce qu’un Nicolas Delamare entend dans son Traité de la police qui date du début du XVIIIe siècle, rappelons-le) : c’est-à-dire la construction et l’urbanisme (ou voirie) toujours dans leurs rapport avec l’ordre public privilégiant à cette époque surtout la sécurité et la salubrité, à travers l’organisation de la santé (hôpitaux, cimetières), du commerce, de l’alimentation et de l’industrie (approvisionnement des marchés, accès à l’eau, récolte des déchets, dangerosité des fabriques) et de la voirie (organisation de la voie publique, des transports, des bâtisses, des carrières et des fours à chaux et à plâtre).

Le second surintendant des bâtiments de Buenos Aires, Francisco de Paula Sanz (1783-1788) opère une réforme capitale en matière de construction et d’urbanisme à travers une ordonnance du 4 février 1784 en instaurant un permis de construire. Ainsi aucune construction, aucune fondation, aucun mur, pas même un simple changement de porte d’entrée, ne pourra être effectué sans la permission du gouvernement. Pour établir ces nouvelles règles, cet administrateur s’adjoindra le concours et la participation d’un ingénieur royal et de plusieurs entrepreneurs de bâtiment2, comme maestros mayores de la cuidad. Les propriétaires terriens furent contraints de délimiter matériellement leur propriété pour obtenir leur permission de bâtir et de cesser de construire de manière anarchique. Cette obligation permettait au gouvernement de poursuive 3 objectifs :

  • faire reconnaître la propriété du sol auprès des accédants à la propriété et encourager les citoyens à investir dans la construction, en confirmant un rôle déterminant au statut de propriétaire et à la preuve de la propriété.

  • Augmenter les impôts locaux en taxant dorénavant les propriétaires et donc s’assurer de revenus conséquents.

  • Restaurer la structure matérielle urbaine dans la grille initialement prévue de découpage de la ville en parcelles régulières et ainsi contrôler davantage la population.

L’auteur en dépouillant ces permissions de bâtir conservées aux Archives nationales d’Argentine (Archivio General de la Nacion Argentina) parvient à dégager deux conclusions significatives : d’une part, que cette réforme a eu pour effet de restreindre le choix esthétiques constructifs de la part des maîtres d’ouvrage et d’autre part, comment sur le plan économique les bâtisseurs ont tiré des avantages financiers de cette situation.

L’organisation des constructions selon une planification régulière n’est pas nouvelle, ni limitée à l’Argentine. Elle est dominante dans toutes les cités espagnoles au cours du XVIIIe siècle (source célèbre : abbé Antonio Ponz, Viaje de Espana, 1772)3. Ce dernier estime que chacun doit pouvoir construire selon ses moyens mais qu’une façade doit respecter le bon goût4 et ne pas afficher les caprices des propriétaires. Ainsi, entrent dans le contrôle prévu la manière de bâtir, les proportions et le style architectural. Les maîtres mots du style à suivre furent ceux du néo-classicisme : unité et ordre, tranchant avec le style baroque de la période antérieure. La procédure d’obtention du permis de construire est constituée afin de contrôler la régularité des façades. La requête est déposée auprès du bureau compétent de la surintendance avec plans et description du projet ; des experts sont dépêchés sur place pour mesurer la ou les parcelles concernées et apprécier avec les voisins le projet envisagé. Ils rendent un rapport qui détermine la décision du surintendant. L’auteur constate que les projets concourants à une uniformité des façades sont systématiquement favorablement accueillis. Cela s’est opéré dans un contexte culturel favorable (traduction espagnol du Vitruve en 1761, personnification du style classique dans le souvenir de Juan de Herrera (1530-1593), bâtisseur de l’Escorial (Madrid), de la Cathédrale de Valladolid et de la Bourse de Séville). L’a. nous fournit des exemples frappants de restructuration de projets constructifs non conformes (déséquilibre des façades) mais les lacunes des archives l’empêchent de conclure avec assurance sur la pertinence ou l’altération des principes de l’architecture classique. L’a. conclut cependant sur une tendance à l’adhésion des maîtres d’ouvrage à ce système contraignant.

Ce système a-t-il provoqué un nouvel ordre social ? En Amérique latine au XVIIIe siècle la situation économique semble prospère. Les villes coloniales espagnoles s’organisent en quartiers (cuarteles) pour faciliter le rapprochement et le nivellement social. La densité des blocs d’habitation varie selon les quartiers à Buenos Aires. Et la répartition n’est pas anodine. Moins il y a d’habitants dans un quartier, davantage est-il contrôlable. Cependant c’est à travers les variantes par rapport au style néo-classique que le gouvernement établira une hiérarchie sociale affichée. Davantage la façade présentera de l’originalité par rapport à la façade néo-classique, davantage celui qui y habite sera reconnu comme faisant parti de l’élite. Les éléments de décoration même simples (balustrades interrompant la stricte régularité) ou/et la multiplication de la verticalité des fenêtres accentuant l’effet d’optique de l’agrandissement en hauteur des bâtisses, seront des moyens de distinction sociale. En plus de la façade, la profondeur et le nombre de patios de chaque maison concourent à définir également le niveau social.

La troisième découverte de l’auteur permet de comprendre comment les maîtres d’ouvrage de l’époque ont, en raison des réformes administratives, recomposé le marché de la propriété et profité financièrement de cette contrainte policière. Les parcelles attribuées à l’origine aux conquistadors se sont démultipliées par la division. Les maîtres d’ouvrage acceptèrent de construire des habitations plus petites sur les mêmes surfaces, ce qui permit de décupler les transactions. L’a. regrette de ne pas avoir pu trouver les qualifications juridiques exactes des destinataires de ces nouvelles constructions. Etaient-ils propriétaires ou locataires ? Sous quelles formes ? Les archives notariales locales, si elles existent, devraient pouvoir la renseigner et fournir d’autres pistes de recherches sur le lien potentiellement existant entre la taille de l’habitat et le type de contrat d’occupation. Finalement la construction est devenue à cette époque à Buenos Aires un investissement financier très attractif, comme d’ailleurs dans d’autres villes d’Espagne (Barcelone). Une comparaison avec les villes européennes s’imposerait. Les méthodes de découpage des parcelles varient pour parvenir aux mêmes finalités. Une parcelle en coin permet de démultiplier encore plus les petites habitations avec entrée directe sur la rue, en érigeant deux rangées de constructions et des patios communs et des boutiques d’encoignure. On commence même à développer l’habitation en étage, mais cette dernière demeure rare. Les constructions se développent progressivement sur les parcelles ajoutant les bâtiments, les uns aux autres, les pièces mêmes les unes aux autres, au fur et à mesure de l’investissement possible. Cette situation pouvait s’appliquer à toutes les strates de la société. L’a nous donne l’exemple d’une ancienne esclave affranchie qui a pu se faire construire une maison toute simple. L’échauffement du marché immobilier aboutit inévitablement à une spéculation qui entacha davantage la réforme gouvernementale. En effet, à force de construire de plus en plus petit, ce sont les espaces de respiration et de lumière qui en pâtirent : les patios eurent tendance à disparaître. Mais, comme le souligne l’auteur, cela importait-il encore aux autorités, puisque seules les simples façades régulières étaient retenues par les récits de voyage des étrangers. L’honneur de l’Argentine coloniale était ainsi sauf.

Robert Carvais,
DR CNRS (UMR 7074 – Centre de Théorie et Analyse du droit)
Équipe Théorhist, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Enseignant Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles.

1 John Lynch, Spanish Colonial Administration, 1782-1810. The Intendant System in the Viceroyalty of the Rio de la Plata, New York, 1969 ; Susan M. Socolow, The Merchants of Viceregal Buenos Aires: Family and Commerce. 1778-1810, Cambridge, 1978; Susan M. Socolow, The Bureaucrats of Buenos Aires, 1769-1810: amor al real servicio, Durham, North Carolina, 1987; Susan M. Socolow, “Recent Historiography of the Rio de la Plata: Colonia and Early National Periods”, Hispanic American Historical Review, 64 (1984), p. 105-120.

2 Sur les métiers de la construction, voir Ramon Gutiérrez, Arquitectura colonial teoria y praxis. Maestros, arquitectos, gremios, academias y libros (s. XVI-XIX), Argentina, Resistencia, 1979

3 Antonio Ponz, Viaje de Espana. En que se da noticia de las cosas mas apreciables, y dignas de saberse, que hay en ella, Madrid, 1774, 18 vol. Sur ce témoin important, lire Ana Isabel Frank, El viaje de Espana de Antonio Ponz, Berlin, 1995.

4 Le bon goût à cette époque s’introduit dans la distinction entre l’exclusif et l’ordinaire pour désigner le premier critère.