Construire en province au XVIIIe siècle : les ingénieurs des États de Languedoc

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Catherine Isaac


Avant la Révolution française, à côté du corps des Ponts et Chaussées, les ingénieurs des pays d’états conservent leur indépendance jusqu’en 1791. Ce livre présente l’histoire, le développement et les travaux d’un corps d’ingénieurs civils au service des États de Languedoc au XVIIIe siècle. Attentif aux techniques, aux procédés de construction et à l’histoire des hommes, c’est un livre d’histoire de la construction qui fait la part belle à l’histoire sociale et culturelle de ces étonnants « techniciens » du territoire et du bâtiment que l’on découvre érudits, curieux, savants et voyageurs tout autant que profondément fidèles à l’administration des
travaux publics qu’ils servaient.

L’ouvrage s’articule en trois parties intitulées respectivement Des hommes, Des savoirs et Des constructions.

  1. Des hommes (quatre chapitres) met en lumière la gestion par les États de Languedoc de leurs travaux publics et l’instauration de leur administration dès le premier quart du XVIIIe siècle. Ceux-ci, suivant leur volonté de s’affranchir du corps des Ponts et Chaussées, se dotent de leur propre corps d’ingénieurs, se démarquant ainsi des autres pays d’États. En recourant aux sociétés savantes locales, ils font appel à des scientifiques, astronomes et mathématiciens, qui vont se muer en ingénieurs. On y voit comment les réseaux familiaux et académiques jouent un rôle essentiel dans le recrutement et l’apprentissage du métier, favorisé par la présence dans la province de nombreux collèges délivrant un enseignement scientifique de bon niveau. Les trajectoires de familles ayant donné chacune plusieurs ingénieurs, tels les
    Garipuy, les Saget, les Gleizes ou encore les Grangent, l’illustrent de manière très concrète. En outre, la correspondance ainsi que les inventaires après décès permettent d’appréhender la réalité des différentes facettes de leur vie quotidienne. Les ingénieurs languedociens jouissent de la considération des États provinciaux, sous la responsabilité desquels ils exercent jusqu’à la Révolution. Si la fusion avec le corps des Ponts et Chaussées en 1791 se traduit par une rupture dans les organisations, elle se distingue aussi par une grande stabilité du personnel au plan local.
  2. Des savoirs (trois chapitres) se concentre sur les activités intellectuelles que mènent les ingénieurs des États, et sur ce qu’ils ont pu apporter à la constitution, à la consolidation et à la transmission d’un corpus de savoirs, tant théoriques que pratiques dans l’ensemble des disciplines qui relèvent de la construction. En effet, les États du Languedoc parrainent les académies de la province et envoient leurs ingénieurs en voyage, avec pour mission d’en rapporter des connaissances utiles. Les récits de ces voyages comportent de nombreuses anecdotes et réflexions personnelles sur les régions traversées et sur les interlocuteurs rencontrés, qui leur confèrent un caractère très vivant. L’analyse des travaux des académies, d’une part, et des journaux de voyage, d’autre part, tous pour l’essentiel inédits, montre que si certains de ces ingénieurs peuvent se targuer d’un niveau élevé en sciences fondamentales, en mathématique notamment, ceci influe peu sur leur pratique professionnelle. En matière constructive, ils apparaissent plus comme des passeurs que des novateurs. Enfin, se pose la question de la transmission : le besoin d’un personnel de plus en plus nombreux conduit les États à instituer des établissements d’instruction relatifs aux « ponts et chaussées », conçus à la fois pour former des ingénieurs locaux et pour repérer et préparer les meilleurs éléments à poursuivre leurs études à l’école des Ponts et Chaussées de Paris. Disparues à la Révolution, ces institutions ont illustré néanmoins le dilemme des relations entre la province et la capitale : aspiration à la reconnaissance de ses talents d’une part et volonté de préserver leur épanouissement dans la province d’autre part.
  3. Des constructions (quatre chapitres) s’intéresse à la mise en œuvre des projets de construction, depuis leur conception jusqu’à leur achèvement, envisagée avec les méthodes et actions des ingénieurs du Languedoc, notamment en s’appuyant sur un corpus d’œuvres centré sur les ponts. L’observation étape par étape du processus constructif montre que, par opposition à leurs confrères des Ponts et Chaussées, les ingénieurs du Languedoc n’accordent que peu d’attention aux questions de coût et de délai. En outre, leur suivi de chantier assez distant rend toute sa place aux entrepreneurs. Ceux-ci, loin de se cantonner à un rôle d’exécutant, sont à même de proposer des solutions aux problèmes rencontrés. L’étude de la controverse survenue entre l’ingénieur et l’entrepreneur du pont de Lavaur (Tarn) en donne le récit circonstancié. Tout en interrogeant le rapport de la théorie et de la pratique dans la conduite des chantiers, ce cas d’école permet, à rebours de l’historiographie existante, de revaloriser l’action de ces entrepreneurs. Profitant de l’expérience et de la compétence de ces derniers, les ingénieurs du Languedoc ont pu mener à bien la construction de ponts prestigieux qui font la renommée de la province jusqu’à nos jours. S’appuyant sur un processus administratif bien rodé, ils triomphent de toutes les difficultés grâce à la puissance financière des États provinciaux. Cet ouvrage comble une lacune historiographique. Outre l’apport de ces 60 planches inédites de la production dessinée des ingénieurs et d’un riche dictionnaire biographique de 158 entrées brossant, avec précision, les carrières, familles et réalisations de ces ingénieurs, il apporte une pierre neuve à l’histoire sociale et technique de la construction publique provinciale de la France du siècle des Lumières. Il couvre l’espace géographique du Languedoc, soit dix départements actuels des régions Occitanie et Auvergne-Rhône-Alpes.
    Ingénieur et docteur en histoire de l’art, Catherine Isaac a soutenu à l’université de Toulouse une thèse sur les ingénieurs des États de Languedoc au XVIIIe siècle. Ses recherches portent maintenant sur la formation, les réseaux et la vie quotidienne de ces ingénieurs et des entrepreneurs, notamment sur les savoirs constructifs théoriques et pratiques et leur mise en œuvre sur les chantiers.